Vincent PUIG

Paris, FR

Directeur de l’IRI (Institut de Recherche et d’Innovation) cofondé avec Bernard Stiegler et le Centre Pompidou en 2006 : technologies culturelles et contributives, le numérique comme milieu de production de savoirs ; étude des communautés « d’amateurs » dans le champ musical à l’IRCAM.

Biographie

Depuis 1993, Vincent Puig Mailhol est un pionnier des nouvelles technologies dans le domaine culturel au Centre Pompidou. Directeur des relations industrielles à l’Ircam, il a conçu de nouveaux services pour les amateurs de logiciels musicaux (Forum Ircam), le traitement du son en ligne (Studio On Line) et l’interaction avec la musique (Semantic HIFI) et a été actif dans le processus de normalisation Mpeg7. En 2002, il a lancé Résonances (Convention internationale sur les technologies pour la musique) et le Studio Hypermédia de l’Ircam pour la conception d’outils d' »écoute guidée » (Web radio, Musique Lab). En avril 2006, il devient directeur adjoint de la Direction du développement culturel du Centre Pompidou, en charge du tout nouvel Institut de recherche et d’innovation (IRI) dédié aux technologies culturelles telles que les outils d’annotation, le Web collaboratif, les réseaux sociaux et les interfaces multimodales. Il est actuellement directeur de l’IRI, qu’il a cofondé avec Bernard Stiegler, sous sa forme indépendante actuellement administrée par le Centre Pompidou, le CCCB, Microsoft, Goldsmiths College, l’Université de Tokyo, l’Institut Mines Telecom-BS, France Télévisions, Orange, Dassault Systèmes, la Société Générale et la Caisse des Dépôts. Il est vice-président de la Commission Services du Pôle de compétitivité Cap Digital Paris, membre du conseil d’administration d’Ars Industrialis et participe au comité scientifique de l’IMéRA (Aix-Marseille) et à la Chaire de citoyenneté numérique du PCI.

Les réponses de Vincent Puig

Bonjour à tous ! Donc je me présente à vous. Effectivement, avec grand plaisir, Vincent Puig, je suis le directeur de l’Institut de recherche et d’innovation. Une équipe que j’ai créée avec le philosophe Bernard Stiegler en 2006, dans le cadre du Centre Pompidou et une équipe qui, dès sa création, était destinée à explorer les possibilités des technologies contributives, technologies culturelles et contributives, comme on les appelait à cette époque là, et ceci dans une philosophie très proche des communautés d’amateurs sur lesquelles nous avions travaillé, Bernard et moi, dans le champ musical à l’Ircam.

C’est d’ailleurs là que nous nous sommes connus avec Frédéric Curien et ce contexte de « l’amatorat », appellation que je préfère plutôt que celle de l’amateurisme, bien sûr, c’est très important pour nous parce que c’est historiquement le lieu de la « capacitation ». On dirait aujourd’hui en suivant Amartya Sen, mais c’est en fait le lieu de la production de savoir. Et on va voir ensemble que cette question de la production de savoirs, je sais qu’elle est importante dans votre projet de master et je crois que c’est très bien parce qu’effectivement, c’est au cœur des enjeux épistémologiques et des enjeux de l’enseignement aujourd’hui que de bien comprendre comment est ce qu’on produit un savoir. Quel que soit le domaine. Effectivement, à l’époque où nous avons créé l’IRI avec Bernard Stiegler, on était très imprégnés par l’audiovisuel, la musique… Mais aujourd’hui, je dirais que ces savoirs sont ceux du numérique, donc le numérique, que nous définissons comme le milieu des savoirs, précisément le milieu contemporain des savoirs et la condition de possibilité de développement de ces savoirs aujourd’hui. De la même manière que l’écriture à toutes les époques, depuis la grotte Chauvet, jusqu’à Gutenberg et jusqu’à nos jours, bien sûr, avec cette nouvelle forme d’écriture réticulaire qu’est le Web.

Toutes ces formes d’écriture ont toujours conditionnées, en tout cas, dans notre conception, l’écriture conditionne le savoir et encore plus aujourd’hui où cette écriture dépasse largement le cadre de ce que nous appelons les humains, puisque les outils d’écriture sont aussi pilotés et contrôlés par des algorithmes ou par des machines. Donc, voilà un peu le contexte, si vous voulez philosophique, dans lequel j’ai créé l’équipe de l’IRI avec Bernard Stiegler qui malheureusement, est décédé l’année dernière, laissant un héritage et bien sûr, une œuvre philosophique immense qu’il est passionnant de développer et d’expérimenter, y compris dans le champ des médias comme on va en parler aujourd’hui.

La question du Master « creative media » que vous poser, pose d’abord la question de la créativité. Ce n’est pas une question simple parce que tout d’abord, il faudrait faire une distinction entre création et créativité. Si vous voulez en toute chose, il y en a toujours. Et vous allez voir dans mes propos, c’est toujours très pharmacologique, c’est à dire au sens du pharmakon, c’est à dire il y a toujours une manière toxiques ou au contraire, positive, curative, d’envisager les choses. La créativité, malheureusement, a été très souvent une forme de standardisation et de normalisation abusive de la création. On a créé beaucoup d’écoles, de la créativité, on a beaucoup utilisé la créativité dans le management et les « creatives médias » sont toujours menacés par cette ambiguïté là. Comment faire pour que le Master « creative media » ne soit pas une école du formatage à une créativité normalisée, mais au contraire, soit ouvert à la création ? C’est bien là. Pour moi, l’enjeu de ce master « creative media ».

On pourrait aussi le prendre sous l’angle social si vous voulez, la créativité a été très largement dénoncée, mais aussi quelque part, un peu placée comme une forme de nouvel âge de l’homme du XXe siècle et même du XXIe siècle, je fais référence à l’ouvrage de Richard Florida sur la creative class. On est typiquement dans cette ambiguïté là, la creative class étant très souvent une classe sociale selon Florida, qui est un peu coupée de son histoire, de ses origines. C’est une volonté aussi de rupture, mais ça peut donner beaucoup d’abus et d’exclusion sociale, de gentrification, de création de ces environnements qu’on appelle créatifs sous différentes formes, la forme du Lab, si vous voulez Living Lab, Creative Labs, Fab Lab. Donc, soyons attentifs et faisons attention à ne pas déconnecter l’option créative que vous revendiquez. Ne pas la déconnecter de ses origines et ne pas tomber dans une normalisation qui, malheureusement, aussi bien dans le champ social, dans la sociologie que dans le champ artistique, a fait beaucoup de dégâts.

Bon, je ne peux pas faire le programme à votre place, mais je dirais qu’il faut fondamentalement être attentif. Encore une fois, je reprends un petit peu les questions que j’ai abordées précédemment. Mais il faut bien être attentif au fait que la créativité, c’est un processus et c’est même un processus que j’appellerai transductif. Je fais référence à Gilbert Simondon, un processus transductif entre l’imagination et l’entendement. Et c’est là que la créativité est intéressante, c’est lorsqu’elle n’oppose pas l’imagination au calcul, si vous voulez, mais où les possibilités de calcul, et notamment les possibilités algorithmiques d’aujourd’hui, peuvent être mises au service de l’imagination et du développement de la création.

Alors, pour répondre à votre question sur ce parcours. Si vous voulez chez Gilbert Simondon, si on reste chez lui, qui est un auteur que j’étudie particulièrement, je connais bien et surtout, bien sûr, sa reprise par Bernard Stiegler.
Il y a une chose qui est toujours importante dans l’enseignement, c’est la profondeur historique. On peut envisager une activité technique que si on l’étudie dans sa logique historique. Simondon disait toujours qu’il faut d’abord apprendre à dessiner, puis à écrire, puis à compter, puis à calculer. Ce n’était pas par coquetterie, c’est parce qu’il y a une logique anthropologique qui est ancrée, dans nos esprits, une logique d’accumulation, on dirait une logique de rétention très profonde, de rétention très longue, puisque c’est toute l’histoire de la pensée qui se retrouve dans le processus d’apprentissage et donc dans le processus d’apprentissage, la profondeur historique est très importante. Donc ce que je peux vous recommander en premier lieu, c’est d’avoir une dimension sur l’histoire des médias qui soit particulièrement importante et je dirais même plus, mais là, je tire un peu la couverture vers les sujets de recherche de l’IRI. Une histoire des artefacts, une histoire des rétentions, une histoire des rétentions tertiaires, comme on les appelle chez nous, c’est-à-dire des rétentions artificielles, les rétentions primaires et secondaires étant les rétentions mémorielles, si vous voulez. Cette histoire des « écritures », cette histoire des outils d’écriture est très importante pour imaginer et créer de nouveaux médias du futur. Parce que d’abord, on a beaucoup à apprendre des différentes formes d’écriture que l’homme a pu inventer. Et ensuite, parce qu’il y a une logique. Chez Leroi-Gourhan, par exemple, il y a une logique d’évolution des outils et l’évolution des outils d’écriture jusqu’aux outils d’écriture audiovisuels. Il y a une logique. Cette logique. Dans les travaux de l’IRI, nous l’appelons une logique organo-logique, une logique des organes et des évolutions de ces organes, de l’évolution de ces organes, ce qu’on appelle l’organogenèse.

Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est essentiellement envisager les médias, et notamment les « creative media », sous l’angle fonctionnel. Quelles sont les fonctions que l’on veut développer dans un média ? Est-ce qu’on veut favoriser l’apprentissage ? Est-ce qu’on veut capter l’attention et faire de la publicité? Oui, il y a toujours une ambiguïté… « créative média », ça peut être au service de la publicité et du marketing. Mais « creative média », ça peut être au service de l’art et de la création.

C’est pharmacologique. Est-ce qu’on veut ? Est-ce qu’on a des finalités sociales ? Est-ce qu’on a des finalités de partage ? D’annotations ? De catégorisation ? Vous voyez tout ça? Ce sont des fonctions qui sont très importantes, d’essayer de distinguer, de catégoriser précisément. Et ça aussi, c’est un deuxième volet qui pourrait être très intéressant dans l’enseignement, dans le parcours que vous pourriez proposer.

Troisième élément, c’est plus un élément méthodologique. C’est l’idée que les étudiants s’engagent dans ce que nous appelons à l’IRI la recherche contributive.

Alors, qu’est-ce que ça veut dire? Eh bien, ça veut dire essentiellement que l’étudiant s’engage sur un terrain où il va être acteur. Vous allez me dire ce n’est pas très nouveau. Ça s’appelle la recherche action. Oui, mais il y a une dimension supplémentaire à la recherche action dans la recherche contributive. Certes, le chercheur s’engage dans un terrain, dans son propre terrain de recherche et il devient acteur de sa propre recherche. Mais dans la recherche contributive, il est associé à des contributeurs qui peuvent être des habitants, des entreprises, des acteurs territoriaux. Et ça, c’est extrêmement intéressant et c’est même, à mon avis, tout à fait nécessaire pour des jeunes qui veulent travailler sur les « creative media » aujourd’hui. Pourquoi? Parce qu’il ne s’agit pas juste de produire de manière individuelle. Il faut apprendre à produire collectivement et à produire du savoir collectivement. Donc, cette méthode de la recherche contributive, ou de la recherche action, qui est un peu, l’ancêtre de la recherche contributive, me semble une méthode très intéressante pour un master.

Et quatrième dimension qui me semble tout à fait nécessaire. C’est la capacité à produire. Bien évidemment, j’imagine que vous avez envisagé cette partie-là. Produire du média, bien sûr, mais aussi plus directement lié à la question du design, arriver à travailler le design des médias dans le sens où un média n’est pas n’est jamais seul. Il est toujours inscrit dans une continuité socio-technique. Et donc, ce continuum socio-technique. Il faut le designer. Alors, on dit design d’expérience. C’est un peu réducteur et je n’adhère pas trop à l’expression design d’expérience. Je préfèrerais design de système ou design fonctionnel ou design organo-logique, pour le dire avec des termes de l’IRI. Mais il est clair qu’il faut faire preuve de design pour travailler sur des médias contributifs, des médias au sens où la contribution va être le vecteur de la production d’un savoir.
Voici 4 pistes pour votre parcours de formation sur les « creative medias ».

Et d’abord, permettez-moi de faire une distinction importante entre connaissances, compétences et savoirs, puisque vous utilisez ces mots dans votre question. Un savoir ne se transmet pas vraiment. On transmet des connaissances, mais on pratique et on cultive des savoirs en utilisant des connaissances, bien sûr, et des connaissances qui ont pu être transmises. Quant aux compétences, c’est plutôt l’inscription, si vous voulez, de manière tout à fait stable de connaissances qui sont donc formalisées, normalisées. Ces compétences, si on n’y prend pas garde, elles se sclérosent, elles se stratifient, elles se fossilisent. Précisément elles ne sont plus métastable pour le dire avec, encore une fois, avec le philosophe Gilbert Simondon. Or, si on veut qu’un savoir soit vivant, il faut que ce soit instable si vous voulez, ou bien parfois métastable, c’est-à-dire dans une stabilité provisoire. C’est pour ça que dans votre question, c’est une réflexion qui est très intéressante bien distinguer ces différentes phases, par différentes phases j’entends plutôt différents régimes, un régime d’interaction parce que la compétence en soi, c’est intéressant.
La connaissance aussi, c’est intéressant. Mais le savoir, c’est encore plus intéressant parce que le savoir, finalement, c’est une sorte de combinaison de ces questions. Et le savoir s’inscrit toujours dans une expérience, ou on pourrait même le dire avec les philosophes de l’action, avec (James J.) Gibson, par exemple. « Le savoir s’inscrit dans l’action » et dans l’action collective, forcément, parce que l’action est rarement purement individuelle, ce qui veut dire qu’un savoir, si vous voulez vraiment faire en sorte que votre master développe des savoirs, il faut envisager que ces connaissances individuelles puissent s’échanger, se confronter, se critiquer. Et que donc, collectivement, puisse être produit un savoir. Et ça, c’est la première réponse pour votre question sur quelles sont les connaissances et les compétences essentielles à transmettre.

Ensuite pour répondre directement sur la question, je pense que les connaissances aujourd’hui, qui me semblent tout à fait essentielles, sont de deux ordres. Les premières connaissances qui me semblent indispensables sont des connaissances scientifiques et particulièrement des connaissances, je dirais scientifiques et historiques. Je reviens un peu sur les questions que j’ai abordées précédemment sur l’enseignement de l’histoire dans tous les parcours académiques.
Mais ces savoirs scientifiques, je crois qu’il faut les envisager aujourd’hui à l’aune de ce que nous appelons la crise de l’anthropocène, c’est à dire au fait que nous ne pouvons plus réfléchir sur les médias sans imaginer toutes les implications de ces systèmes de médias.

Alors, vous pensez comme moi aussi à l’implication énergétique ? On parle de plus en plus d’Internet ou de Web sobre. Retrouver une forme de sobriété numérique, mais bon, qu’est ce que ça veut dire dans les « creative media » ? Je ne le sais pas, d’ailleurs. Ce serait sûrement un sujet très intéressant à creuser avec vos étudiants et je suis sûr que vous le ferez parce qu’on ne peut pas faire l’économie de cette question aujourd’hui. C’est la première réponse que je ferai des connaissances scientifiques, historiques et je dirais, liées à la situation tout à fait particulière dans laquelle nous nous trouvons et celle de l’anthropocène.

Le deuxième type de connaissances qui me semble absolument indispensable dans votre master, c’est les compétences d’écriture.
Alors, vous savez qu’il y a eu un débat de tout temps. Pas de tout temps, mais depuis la naissance de l’informatique. Sur faut-il apprendre à coder ou pas? Je crois qu’on ne peut plus faire l’économie de l’apprentissage du code. Alors, ça veut dire quoi, ça veut dire d’une part que bien sûr, il faut l’inscrire dans vos enseignements, mais aussi qu’il faut travailler à des outils qui vont permettre de coder les médias de manière beaucoup plus simple que ce qui est aujourd’hui le lot de ce qu’on appelle les développeurs informatiques.
On est très en retard sur ce plan là, je pense que dans le codage des médias, il y a beaucoup de débrouille et Frédéric le sait. Il a fait comme moi beaucoup d’expérience, de codage sur le tas, si je puis dire, que ce soit dans la musique ou dans l’audiovisuel, sans être forcément codeurs ou développeurs informatiques. Mais je crois que c’est indispensable. À condition de se donner les moyens de travailler avec des outils qui soient accessibles, qui ne demandent pas 5 ans d’études d’informatique. Et il y a encore beaucoup de choses à inventer sur ce plan là, mais je crois qu’on ne pourra pas faire l’économie de la question du codage, c’est-à-dire la question de l’écriture. Dès lors que l’on veut vraiment réfléchir sérieusement au média du futur, et notamment aux « creative media » du futur. « Creative media » que volontiers j’appellerai des « contributive média », à l’anglaise. « Contributive media », voilà c’est pour faire un contrepoids à la proposition créative, « creative media » devrait toujours être « contributive media ».

Bon, j’ai déjà donné un élément de réponse sur l’évolution des « creatives medias » vers les « contributives médias », mais plus largement, j’aimerais vous suggérer, d’envisager l’évolution des médias, sous l’angle de ce que nous avons appelé à l’IRI des « Digital Studies » ou des études digitales si vous voulez. On a parlé pendant longtemps et ça remonte à une trentaine d’années maintenant des humanités numériques ou « digital humanities », englobant d’ailleurs très largement la question des médias, même si au départ, c’est une discipline qui vient plutôt du texte des « digital humanities », surtout nées dans le champ de la littérature ou de la théologie, d’ailleurs. Mais la dimension audiovisuelle, médiatique, nouveaux médias, disons, est très importante dans les « digital humanities ». Mais quelle différence y a t il entre les « Digital Humanities » et les « Digital Studies » ? Ou entre les humanités numériques et les études digitales ? Les études digitales ne sont pas limitées aux humanités d’abord. Elles envisagent un renouveau complet de toutes les sciences. Et ensuite, elles posent la question organo-logique, c’est-à-dire la question liée à l’écriture, liée finalement à une réflexion épistémologique avant une réflexion disciplinaire, si vous voulez. Pour le dire plus simplement, avec un exemple avant de faire du cinéma. Se poser la question de « Qu’est ce que le cinéma » ? Ça pourrait être une bonne comparaison entre « Digital Humanities » et « Digital Studies ». Les « Digital Studies » vont d’abord penser « qu’est ce que le cinéma » ?
Les « Digital Humanities » vont penser « comment est-ce que le cinéma peut se développer dans le champ numérique » ? Ce qui est assez différent, c’est une évolution conceptuelle importante du secteur qui me semble important d’avoir en tête. Cette dimension « digitale studies » est donc très attachée aux organes en fonction. Mais aussi, soyez attentif au fait que de plus en plus, la question des médias va devenir une question éthique. Ou nous, on dirait à l’IRI une question pharmacologique.

C’est-à-dire ? Ça ne veut pas dire qu’il y a des médias qui sont bons ou des médias qui sont mauvais. On n’est pas dans la morale, mais on est dans une éthique, c’est à dire une éthique processuel, c’est à dire des situations où effectivement, certains médias, certains dispositifs médiatiques peuvent provoquer le meilleur comme le pire. Je vous cite juste un exemple, nous travaillons en Seine-Saint-Denis avec des parents, notamment des mères de famille, qui rencontrent de graves problèmes de surexposition aux écrans pour leurs petits enfants, de 0 à 3 ans, qui provoquent jusqu’à des symptômes proches de l’autisme. En tout cas, des pertes sévères d’attention et de concentration. Vous voyez, plus nous allons aller vers une gouvernementalité algorithmique, c’est à dire une immersion, le Covid a encore renforcé cette situation, plus nous devrons nous poser ces questions qu’on dit éthiques : attention au mot éthique parce qu’il a été récupéré par le marketing d’abord. Et l’éthique n’est pas la morale, et l’éthique n’est pas non plus la normalisation des processus. L’éthique est situationnel et organo-logique précisément, donc elle dépend des organes, des fonctions dans lesquelles on se trouve. Là-dessus je vous recommande les ouvrages de Susanna Lindberg, par exemple, pour bien comprendre ce qu’est l’éthique dans le champ de la technique. Ça, c’est les directions qui me semblent importantes pour l’évolution du secteur. Vous voyez que ça vous emmène dans des directions qui, peut-être vous semblent très éloignées, mais non, je pense pas. Aujourd’hui, faire du « creative media », c’est aussi se poser ces questions éthiques.

Les transformations sont immenses et sont fréquentes. En général : je vais essayer de le dire avec des mots simples, il y a des tendances techniques et des tendances sociales. Et des cycles d’évolutions techniques. Par exemple : on va passer d’un microphone avec un fil à un microphone sans fil. Et parallèlement à cette évolution technique des évolutions sociales. Par exemple, on va passer d’un plateau télé où tout doit être pré-câblé à une caméra mobile qui va pouvoir aller interviewer les gens dans la rue et qui va forcément changer à la fois le type de news, de média que l’on peut produire et forcément introduire des perceptions de la société, et des tendances sociales qui sont différentes. Alors en philosophie, chez nous à l’IRI, on appelle ça un « double redoublement épocal », je vous passe le terme parce que c’est compliqué. Et ça veut dire qu’il y a un redoublement d’une tendance technique par une tendance sociale. Et ça, c’est, je pense, très important dans le champ que vous avez entrepris d’investiguer avec le master. Alors, je donnerai peut être juste un exemple de cette évolution technologique et conceptuelle que vous vivez comme moi en ce moment, nous sommes en lien par visioconférence. Je pense que la visioconférence, c’est typiquement une bifurcation, c’est-à-dire une rupture dans les cycles technologiques qui va être redoublée par des tendances sociales tout à fait nouvelles.
On le voit bien déjà, on le constate à la fois dans le bon sens ou dans le mauvais sens. Ça provoque des dégâts et ça provoque aussi de nouvelles pratiques formidables. Donc, la visioconférence est pour nous une organologie intéressante parce qu’elle est un élément de rupture et en même temps à la fois une menace et une opportunité, si vous voulez le dire avec les termes du marketing.

Donc, qu’est-ce que ça veut dire ?

Il faut tout réinventer à partir de la visioconférence. Alors vous allez me dire « tout réinventer » ? Non, on ne va pas tout réinventer. Non, bien sûr, on ne réinvente jamais tout. Mais dans la visioconférence, c’est très intéressant de se reposer les questions du cinéma et des questions de la musique. Par exemple, qu’est-ce que veut dire segmenter un média ? Quelles sont les unités de sens que l’on peut distinguer dans un dans un média ? Est ce que c’est toutes les secondes de ma parole enregistrées dans la vidéo que vous êtes en train de produire? Est ce que c’est toutes les dix minutes à une thématique que vous avez d’ailleurs préparée à l’avance puisque vous me posez des questions dans un ordre très précis? Est ce que ce chapitrage doit être pré formaté ou est ce qu’il doit être conçu de manière hyper média, c’est-à-dire qu’ un de mes propos pourrait être relié à un autre moment de ma vidéo?
Comment est ce qu’on va pouvoir produire une hyper vidéo à partir de ce que je vous ai raconté? Comment les questions d’indexation ? Question très ancienne dans l’histoire des bibliothèques et dans l’histoire des médias, les questions d’indexation vont se poser pour la visio conférence. Je ne sais pas. Personne ne fait vraiment ce travail pour l’instant, à ma connaissance en tout cas, les outils ne sont pas disponibles. Il n’y a pas d’outils d’indexation en standard dans Zoom ou dans Google Meet.
Je ne les connais pas. En tout cas, c’est évident qu’à un moment, ça va se poser.
Nous, à L’IRI, nous enregistrons beaucoup de séquences de visioconférences. Nous faisons un travail de chapitrage et d’indexation, mais avec nos propres outils, notamment l’outil « Ligne de temps ». Mais, il est probable qu’il y a d’autres possibilités qui vont se faire jour et donc l’indexation est à nouveau un sujet. L’annotation, donc, « annoter » un média, c’est quelque chose qui nous a occupé pendant des années à l’IRI avec le projet de « Ligne de temps », mais aussi avec des projets sur le texte ou sur l’image fixe. Il est clair que cette question de l’annotation d’une visioconférence. Qu’est ce que ça veut dire? Est ce que je dois faire moi même mon annotation? Est ce que c’est quelque chose de contributif ? C’est à dire, c’est vous qui êtes en train de m’écouter, vous pouvez prendre des notes ou poser des tags sur ce que je suis en train de dire?
Comment est-ce qu’on va « resynchroniser » votre prise de notes avec mon enregistrement vidéo? Bon, c’est des questions que nous travaillons depuis de nombreuses années à l’IRI et Frédéric le sait. Mais il faut les ré envisager complètement d’une manière nouvelle dans le cadre de la visio conférence. Comment est ce qu’on va visualiser les données qui ont été produites au cours de l’enregistrement d’un média? Est ce qu’on va proposer des systèmes de dataviz particuliers? Est ce qu’on va proposer l’accès à des temps de lecture particulier ou à l’accès à des rushs et éventuellement des séquences que vous ne garderez pas au montage, mais qui sont peut être intéressant pour ceux qui veulent en savoir plus?

Vous voyez, penser aussi à des formes de temporalité customisées, c’est-à-dire de combien de temps est-ce que je dispose pour lire une vidéo ou revoir une conférence en visioconférence? Est ce que j’ai deux minutes? Est ce que j’ai 30 minutes? Est ce que j’ai trois heures? Est ce que j’ai trois jours ? Vous voyez. Ces questions de temporalité, c’est des questions de rythme aussi. Et c’est un sujet qui nous préoccupe beaucoup parce que les rythmes, c’est la condition de production du savoir.

Les rythmes et les respirations, c’est le sujet de nos entretiens du nouveau monde industriel de cette année. Des respirations intermittentes, indispensables pour produire du savoir. Donc, comment devons-nous designer ces outils pour la visioconférence, par exemple ? Sinon, elle va nous submerger et nous scotcher dans un temps réel interminable. Comment pouvons-nous pouvons passer du synchronique au diachronique ? C’est-à-dire prendre le temps de réécouter, de pouvoir réécouter un enregistrement de visioconférences différemment. C’est le travail que vous allez faire aussi qui va peut être le permettre et l’aider.
Vous voyez, je prends juste cet exemple de la visioconférence parce que pour moi, il est une perturbation, une bifurcation, à la fois technique et sociale, qui va avoir une importance, à mon avis majeure, pour le développement des médias à l’avenir.

J’espère oui, tout à fait, à condition je dirais que les étudiants qui sortent de votre master, remplissent un petit peu le cahier des charges que j’ai esquissé avec vous aujourd’hui, mais surtout qu’ils soient à la fois pharmacien, médecin et ingénieur dans le cadre des médias. Je m’explique. Médecin au sens où ils seront capables de dire attention, là, nous sommes en train de produire un dispositif qui est consciemment ou non toxique? Ils seront dans bien des cas payés pour le faire. L’Industrie du « Nudge » (coup de coude) « nudgetification »ou la « gamification » des médias est à l’œuvre, y compris au plus haut sommet de l’état. Donc, il faut savoir qu’ils seront confrontés à cette question pharmacologique et que donc, pour répondre à votre question, oui, ça nous intéresse de les embaucher s’ils ont cette conscience là, un peu médicale, pharmacologique et pharmacienne si vous voulez, au sens où ils vont pouvoir proposer des solutions pour résoudre ce problème de toxicité.
Alors ce n’est pas forcément du contrôle parental ou des systèmes de limitation de la consultation de certains sites, comme on a souvent fait parce que ça, c’est la manière facile et un peu radicale des opérateurs ou des producteurs de médias. Non, c’est bien sûr beaucoup plus compliqué que ça. Et ça veut dire précisément produire des savoirs d’utilisation de ces médias et des savoirs qui ne sont pas limités à ce que nous voyons à l’écran.
Bien sûr, c’est des savoirs qui sont relatifs à tout ce qui est derrière l’écran, c’est-à-dire l’algorithmique qui vient avec. Cela est une deuxième condition pour qu’ils puissent venir travailler à l’IRI, par exemple, mais également des compétences en design et en développement. Ça ne veut pas dire que tout le monde est designer ou tout le monde est développeur, mais les gens qui travaillent à l’IRI ont une très haute conception du design et du développement, c’est à dire qu’ils essayent de comprendre de la manière la plus approfondie possible, ce qui est en jeu sur le plan des systèmes et des systèmes fonctionnels, sans forcément être développeur ou designer, encore une fois. Mais s’ils peuvent avoir cette compétence en plus, c’est un facteur qui sera producteur de savoir de manière tout à fait évidente, en tout cas dans le contenu.

Alors j’avais une proposition à vous faire qui est peut-être un peu décalée par rapport à votre question, puisque vous me posez la question d’un enrichissement de votre formation. C’est plutôt relatif à la dimension internationale que vous voulez donner à votre master et notamment en lien avec le Mexique.
Il se trouve que nous avons en Equateur, exactement à l’Université des arts Artes à Guayaquil, en Équateur, une petite équipe, ce sont deux chercheurs qui se sont engagés dans cette démarche organologique et pharmacologique que je vous décrit depuis maintenant cinq ans. Ils s’appellent Paolo Vignola et Sarah Baranzoni et je suis sûr, je ne leur en ai pas encore parlé, mais je suis sûr qu’ils seraient forts intéressés à collaborer avec votre master, votre cycle « creative media » s’il a cette dimension au Mexique et en Amérique du Sud. Pourquoi ? Parce que le contexte de l’Amérique latine et de l’Amérique du Sud est très intéressant sur le plan du développement. D’une part, des savoirs. Bien sûr, puisqu’on est dans un contexte très différent de celui que nous connaissons en Europe. On est dans un contexte de domination et d’hégémonie très forte, des technologies américaines ou chinoises, parfois d’ailleurs. On est aussi dans un contexte où la localité, et là, je me réfère bien sûr aux travaux que nous avons développés avec Bernard Stiegler, mais plus généralement à tout ce que Edouard Glissant avait esquissé sur le plan de l’hybridation des localités.
On est en Amérique du Sud, particulièrement, confronté tous les jours à cette question du métissage de l’hybridation et de la production de nouvelles localités du fait de cette hybridation. Cela peut être un élément très intéressant pour reconsidérer la question des creative media dans le contexte de l’Amérique du Sud. C’est une piste que je vous propose qui serait une suggestion complémentaire à votre projet.